Fiche du témoin
Claude-Jacques Thomas
Claude-Jacques Thomas, surnommé Doudou, n’est pas un personnage ordinaire. Il est né en mer, en 1929, entre New-York et le Havre d’une mère Bretonne du Finistère et d’un père du Béninois. Après avoir embarqués sur les Terre-Neuvas, les classiques et les pêches-arrière, il a été guide au Musée Maritime de La Rochelle. Il a écrit un manuscrit poignant « Des navires et des hommes » dont nous publions ici quelques extraits.
On se pissait dans les mains
Cette deuxième campagne m’a fait approcher la dureté de la condition des terre-neuvas : le travail quasi perpétuel et le froid extrême. Jour et nuit il fallait accomplir les mêmes gestes comme des automates. S’absenter ou ralentir la cadence, c’était l’engueulade assurée. Une nuit, j’ai entendu le second capitaine crier contre moi :
- Martin, va plus vite à décoller. Il faut trois morues d’avance pour ton trancheur.
Je n’en pouvais plus mais il fallait tenir le rythme. En guise d’encouragement, un voisin me dit :
- Tu vois, ici c’est le bagne et tu en as pour un an.
Heureusement que j’avais le cœur bien accroché. Pour éviter toute réprimande, j’avais même pris l’habitude d’aller aux W.C pendant mon quart de couche.
La discipline était dure. Au coup de cloche nous montions sur le pont, et celui qui arrivait le dernier prenait le savon. Sous les cargos, grands abat-jour à l’intérieur desquels étaient fixées quatre ampoules électriques, sous la lumière froide des projecteurs, nos couteaux se mettaient à lancer des éclairs. Parfois, la neige venait leur faire une vilaine concurrence. Nous marchions toujours par trois bordées, jour et nuit. Une bordée de couche, deux sur le pont. Le temps de sommeil était de cinq heures. Il était donc facile d’étaler les trois équipes sur vingt-quatre heures. En d’autres termes nous pratiquions les trois-douze à une époque où bon nombre de travailleurs, qui ne connaissaient pas des conditions de froid et d’inconfort comparables aux nôtres, trouvaient immorale la pratique des trois-huit.Le plus dur était d’être bordé de nuit. Vous montiez sur le pont à 18 heures ; à minuit vous aviez droit à trente minutes pour un repas ; à 3 heures dix minutes pour un coup de jus ; et cela se terminait à 6 heures du matin. Nous dormions bien ! Aucun d’entre nous n’a jamais eu besoin d’un somnifère. Pendant le bal de nuit tout le monde chantait en chœur, ce qui nous donnait du courage et contribuait à accélérer la cadence. Notre répertoire était évidemment paillard, mais il faisait aussi appel à de belles chansons de la marine à voile. Le froid était très difficile à supporter et j’avais terriblement hâte de voir se terminer le voyage.
Mes avant-bras avaient doublé de volume ; ils étaient couverts de petits boutons blancs gros comme des têtes d’épingle et que l’on appelait des choux, parce qu’ils ressemblaient à la fleur du chou-fleur. Je n’étais pas le seul dans ce cas : le quart de l’équipage souffrait du même mal.Ces petits boutons très douloureux étaient provoqués par le raclage du ciré sur les poignets. La plupart d’entre nous portaient encore des cirés en toile de lin huilée qui étaient durcis par l’eau de mer, le sang de poisson et le froid. Puis ces boutons devinrent des furoncles appelés punaises. J’avais des trous très profond d’un centimètre de diamètre sur les avant-bras que je ne reconnaissais plus tellement ils étaient devenus énormes. Le cauchemar commençait au lever quand il me fallait enfiler mes bottes en tirant sur la tige. Je devais faire un effort surhumain et le jus des furoncles ruisselait jusque sur mes mains. J’avais bien essayé de me soigner tout seul en déchirant des bandes dans des chemises, mais elles ne tenaient pas longtemps à cause des gestes mécaniques et répétés dans les parcs. L’eau de Cologne s’était révélée tout aussi inefficace. Aujourd’hui, trente ans après, les cicatrices sont toujours apparents.
Nous avions tous les mains plus ou moins abimées : griffures, coupures, plaies, cassures, crevasses, choux, punaises, furoncles. Je faisais partie des plus atteints. En nous levant, après notre quart de couche, nous sortions à la porte du poste, nous relevions nos manches et chacun se pissait sur les mains. C’était le seul désinfectant qui était à notre disposition. C’était un remède connu et fort courant, nous faisions cela devant tout le monde, sur le pont, et dans l’indifférence la plus complète.
Puis la fièvre devint trop forte. Je me rendis à la passerelle. Le second me fit une piqûre de pénicilline et m’envoya éplucher les patates à la cuisine. Une autre piqûre le soir, et le lendemain j’étais de retour sur le pont. Il est vrai qu’entre-temps j’avais eu des mots avec le cuistot qui avait sans doute préparé une sauce grand-veneur à en juger par la quantité d’alcool dont son haleine était chargés. Heureusement, huit jours plus tard, notre bateau était plein. Après avoir salué les autres navires de trois coups de sifflet longs, nous avons mis le cap sur Bordeaux. Le capitaine avait l’air content. Nous regagnions notre port d’attache deux mois après l’avoir quitté. C’était un record. Nous avions chargé neuf cent trente-huit tonnes en trente-huit jours de pêche, soit deux-mille-sept-cents tonnes de poisson vif. Nous étions six décolleurs. Je me suis amusé à faire un petit calcul : le poisson vidé avait perdu environ vingt pour cent de son poids. A six, nous avions donc soulagé à bout de bras plus de deux milles tonnes en trente-huit jours, soit trois cent soixante tonnes chacun. Nous travaillions au rythme de dix-neuf heures par jour et, même dans des conditions normales, ce qui n’avait pas été le cas, c’était une sacrée performance. Il fallait des muscles et nous n’en manquions pas après ces exercices.
L’arrivée à Bordeaux fut un triomphe. Le capitaine Thomas eut droit aux honneurs et les armateurs arboraient de larges sourires.
Le froid, je l’ai encore affronté plus tard quand je suis devenu piqueur. Un poste qui nécessitait rapidité, dextérité et grande vitesse d’exécution. Nous étions douze heures par jour dans la morue jusqu’au ventre Je m’arrangeais toujours pour être posté sur l’arrière des parcs, là où nous avions le plus rapidement les pieds au sec. En contrepartie, nous recevions les déchets de tous les autres, la tripaille, les foies et les estomacs. Si certains savaient piquer proprement, c'est-à-dire sans ouvrir l’estomac, d’autre étaient de vais sagouins.
Quand le vent tournait au nord-ouest, le froid arrivait à toute vitesse pour atteindre jusqu’à moins dix-sept ou moins vingt degrés. Alors le sang se mettait à geler sur les bords des parcs, avec la tripaille. Puis le ventre du poisson devenait dur. Nos gestes étaient ralentis, notre rendement baissait. L’eau dans les parcs devenait granuleuse, formait une sorte de bouillie rougeâtre.
Nous avions les pieds gelés malgré nos chaussettes russes : nous appelions ainsi des bandes coupées dans de la toile de jute qui recouvraient nos chaussettes de laine. Elles buvaient la sueur et offraient l’une des meilleures protections possible contre le froid. Tout le monde en portait. Malgré cela, quand nous étions immobiles dans l’eau gelée, le froid nous gagnait.Les embruns gelaient en tombant sur nos cirés. Nos barbes étaient blanches de glace et de neige. Plusieurs d’entre nous avaient la roupie gelée au bout du nez. Cette stalactite est toujours drôle quand elle pend au nez des autres. Nous formions, dans ces moments-là, une troupe assez fantomatique. Nous pouvions toujours nous dire que les autres bateaux étaient logés à la même enseigne, c’était une bien piètre consolation. Au fur et à mesure que le thermomètre baissait, le poisson se durcissait. A moins dix-sept degrés, il ne nous était plus possible de travailler. La morue devenait dure comme du bois. Quand elle était surgelée sur place, les trancheurs ne pouvaient plus enfoncer leur couteau dans la chair. Le capitaine faisait tout arrêter. Nous rejetions le poisson à l’eau pour pêcher du plus frais, et surtout plus facile à travailler, lors de l’accalmie suivante. Dans ces grands froids, les novices souffraient le martyr. Les bords intérieurs de leurs… *s’épaississaient de glace rouge faite d’eau de mer et de sang. Sans arrêt ils devaient plonger leurs mains nues dans cette eau glacées pour attraper et laver les poissons éventrés. Ils n’étaient pas question de ralentir le rythme. Seuls les piqueurs pouvaient avoir de privilège, parce qu’ils étaient les premiers à juger de l’état du poisson et qu’ils effectuaient un travail assez dangereux. Les décolleurs et les laveurs étaient tous solidaires du trancheur. Il devait toujours y avoir du poisson sur la table de ce dernier et il ne fallait pas que la baille soit trop pleine. Lorsque cela arrivait, j’ai souvent vu le novice prendre sur son quart de couche le temps nécessaire pour vider sa baille. Mais au quart suivant, la baille était vide au coup de cloche. Quel dressage d’hommes !
Cette cloche, combien de fois l’ai-je maudite, au moment de l’appel du quart ? Aussi souvent que j’ai eu envie de l’embrasser, exténué, à la fin de nos douze heures. C’est elle qui rythmait la vie du bord. Nous n’avions pas beaucoup d’autre point de repère. Notre calendrier était rythmé par un quart de vin blanc qu’on nous distribuait deux jours par semaine, le jeudi et le dimanche. En pontée, quand les chants montaient dans la nuit, couvrant le bruit des moteurs, et que la cadence du travail suivait, le vin blanc faisait son apparition. Du vin chaud le remplaçait parfois. Alors, pris par le rythme mécanique du travail, beaucoup d’entre nous, en rêve, s’évadaient du bord. J’aimais bien ainsi me retrouver à la maison. Souvent, je jalousais mes copains terriens qui, de leur côté, m’enviaient une vie qu’ils croyaient faite d’aventures. Et les jours passaient avec le froid, la fatigue, la cloche, avec pour seules éclaircies les marées de paradis. On les appelait ainsi parce que le mauvais temps interdisant la pêche nous faisait sortir de notre purgatoire ou de notre enfer. Cela nous donnait le temps de panser nos plaies, de nous refaire quelques forces.
A ce régime, plus les campagnes s’allongeaient, plus les caractères s’aigrissaient. A la fin il fallait allonger le vin avec de l’eau. Cette opération se faisait en cachette et revenait au cambusier. Un ancien avait résumé tout cela en quelques phrases qui exprimaient parfaitement cette réalité :
- La bistouille est salée ; il y a de l’eau dans le vin ; les gars ont perdu la foi ; on va bientôt débanquer !