Fiche du témoin
Jean-Pierre Morin
Elève des peintres Morvan et Claude Suire, puis étudiant aux Arts Décoratifs. C'est Marin Marie, par ses conseils et encouragements qui va lui ouvrir la passion de la peinture, et du voyage à la voile.
Il embarque à 18 ans sur le chalutier Evel, et tirera de cette expérience récit, anecdotes et peintures. Il consacre alors son temps libre à son art et à la construction de son voilier.
L'essentiel de sa peinture et de ses textes sont inspirés par ses voyages.
Marine de pêche et marine de plaisance
Un récit de Jean-Pierre Morin
En 1998, nous étions en route à bord de mon voilier Aquarelle pour l'Afrique de l'Ouest via les Canaries, mais avant cet archipel, je ne pouvais manquer les superbes escales Marocaines qui jalonnent cette portion de l'Atlantique.
Casablanca et sa superbe architecture coloniale, Safi et ses poteries, Essaouira la superbe, et enfin Agadir aux portes du désert.
Il existait à Agadir, une grosse activité de pêche artisanal et local, qui par des accords d'État, se voyait contrainte à une cohabitation tendu et conflictuelle avec une importante flotte coréenne de pêche industrielle, les deux bassins étaient bondés, les eaux nappées de mazout et de détritus en tout genre, parmi cette multitude de chalutiers, je manœuvrait tant bien que mal, tribord, bâbord, avant, arrière, à la recherche du petit yacht-club local ou à défaut d'un bout de quai prêt à m'accueillir pour une nuit.
Las, dans la nuit tombante, un énorme bruit suivi d'une grosse vibration vient interrompre mes manœuvres. Mon moteur cale, puis le silence, ma femme prend la barre, je me précipite dans la cale pour constater que mon hélice a heurté un détritus immergé, l'arbre est tordu, bloqué, et j'ai une grosse entrée d'eau par le presse étoupe.
L'Aquarelle ne manœuvre plus, dérive sur son erre, il y a un peu de brise, j'hésite à envoyer la trinquette me disant que je n'aurais jamais la place de virer. D'un seul coup ma femme et moi, nous sentons bien seul, désemparé, comme des intrus dans cet univers fermé, aux centaines de pairs d'yeux hostiles.
A cette époque un voilier en escale dans ces ports dédiés uniquement à la pêche, était très rare, presque incongru.
Rien de commun entre un couple plaisancier Français et ces marins pêcheurs asiatiques ou africains.
Un chalutier m'ignorant complètement, rangeait mon bord à moins d'un mètre, des cris hostiles fusait. Visiblement nous n'étions pas les bienvenus.
Alors que nous mettions nos pare battages, je l'entendis me héler du haut de sa passerelle.
D'un regard, il avait compris ma situation, d'un geste fit cesser l'hostilité des matelots, sur un ordre deux hommes enjambaient les chalutiers avec des aussières, je lui expliquais mon avarie, il m'accepta à couple pour la nuit, puis parti négocier pour moi, auprès des autres patrons pêcheurs, une place pour 72 h de disponibilité sur le plan incliné.
Je lui offris quelques conserves, il m'offrit le thé
Je lui parlais de mes souvenirs de pêche sur les chalutiers Rochelais, il me parlait de son avenir angoissant, des zones de pêche pillées, envahies par les flottes étrangères.
Je lui parlais de notre vie en France, de l'avenir incertain de nos enfants.
Il me parlait du Maroc de sa jeunesse, de ses enfants qui ne pourront sans doute jamais être comme lui et comme son père, patron pêcheur.
Il n'était jamais monté à bord d'un voilier, je lui fis l'honneur de mon bord.
Et pour une soirée, dans l'intimité du carré, j'ai oublié le lendemain, j'ai oublié ma belle peinture de coque, mon hélice, mon arbre tordu.
Par quelques gouttes de bon Cognac, il a oublié ses soucis et les interdits de sa religion.
Nos deux bateaux étaient liés des mêmes amarres, nous étions liés d'une même fraternité.
J'ai oublié son nom, mais je garde pour longtemps encore, les souvenirs d'une chaleureuse et merveilleuse soirée, entre deux marins, que tout sépare et pourtant si proches.