Fiche du témoin
Jean Le Meur
Le 18 novembre 1959, le petit Jean Le Meur quitte Paimpol et embarque comme novice pont sur France 1. Il a écrit sur ses campagnes à bord des textes pleins de poésie, de sensibilité et de délicatesse. Il est, depuis 2003, un fidèle des rendez-vous « Alors, Raconte » depuis 2003.
Navires
Novice machine à bord du France 2 en 1960
Un récit de Jean Le Meur
La salle des machines, pratiquement située au milieu du navire, à l’arrière du gyrocompas, est un repaire de spécialistes généralement peu fréquenté par les autres personnels que les mécaniciens. Ici c’est Beaubourg avant l’heure. C’est un inextricable cheminement de tuyaux que l’on appelle collecteurs, de machines étranges, inconnues, de couleurs, doublées d’un indescriptible vacarme qui coupe le son de votre propre voix qui ne parvient même pas jusqu'à vos propres oreilles. Alors, on crie, on raccourcit les phrases. Par des gestes significatifs, amplifiés, nous rentrons dans le monde étrange des malentendants, on va à l'essentiel. Puis souvent, on substitue au verbiage impossible, quelques mots écrits à la hâte sur le petit tableau noir près du téléphone. Pourtant, sur l'instant, seulement l’un des trois moteurs est en service, et j’imagine mal l'apocalypse sonore du lieu lorsque la frégate donnera toute sa puissance. Alors, novice de tout, il faut tenter de se familiariser avec le principe général du fonctionnement de ces machines, le positionnement des vannes, la lecture des tableaux électriques et des manomètres et surtout avec le vocabulaire ésotérique des pros de la mécanique. Pierre, c’est l'électricien. Il m'accompagne pour « le tour du propriétaire ». Il m'identifie les trois moteurs Paxman, Athos, Porthos et Aramis qui curieusement sur France 2 ne sont pas baptisés, entraînant les générateurs d'électricité dont j'aurais chaque matin à mesurer l'isolement avec une magnéto. Devant chaque générateur une petite ardoise sur laquelle je dois noter en ohms les résultats obtenus. Il m'explique que le courant produit par ces générateurs permet de faire tourner deux moteurs électriques et deux réducteurs de vitesse situés à l'avant de chaque arbre d’hélice. Ici, malgré la présence d'un « Chadburn » ou « transmetteur d'ordre » les mouvements avant et arrière sont directement exécutés à partir de la passerelle. Pierre m'explique cette modernité qui donne tant de souplesse aux manœuvres des France 1 et 2, chaque arbre d’hélice pouvant avoir un sens de rotation et/ou une vitesse différents. Puis nous visitons l'atelier mécanique de la salle des machines me précisant toutefois que ce n'est pas là que je passerai le plus clair de mon temps mais plutôt sur l'avant du navire où se trouve son repaire, l'atelier d'électricité. Ensemble nous quittons donc notre rugissant Beaubourg. La lourde porte insonorisée qui mène dans la coursive des mécaniciens claque violemment. L’encore « bruyant silence » résonne dans nos têtes avec le contraste saisissant de l’instant d’avant. L'atelier de l’électricien se trouve vers la proue du navire, au niveau du pont principal, et je mesure maintenant le confort du ronronnement des bouches d’air pulsé après l'enfer assourdissant de la salle des machines. Pour l'instant, comme nous sommes au port, j'ignore l’amplitude des mouvements de tangage et de roulis qui à cet endroit seront bien plus sensibles qu'au milieu et au fond du navire dans la salle des machines. L'atelier possède deux hublots qui, à défaut de nous offrir une vue sur la grande bleue, ont l'énorme avantage de pouvoir rester ouverts sur une coursive intérieure et de nous apporter l’air frais du large ou du port. Ici, c'est le domaine de Pierre que chacun ici appelle « Le fusible ». Et je suis à partir de cet instant, me dit-il : « son assistant ». C’est vrai que la générosité spontanée de Pierre n’est avare de rien. Pas même d’immodestie. Pierre est soucieux des mots valorisants qui décrivent son environnement et son image. Ce n'est pas une vaine promesse, en effet, chaque jour je suis chargé de « la tournée des ampoules ». Ainsi, muni de ma petite caisse et de mon testeur, je parcours mon bateau, conscient d’apporter, tel le génie d’Aladin, la lumière à ceux qui en sont provisoirement dépourvus.
Si remplacer une lampe n’implique pas les connaissances d’un polytechnicien avec un « savoir faire » propre à se faire positivement distinguer, il n'en est pas de même lorsque la panne vient d'un fusible défectueux à identifier ou d'une autre raison bien plus mystérieuse. Pierre se charge alors de le « faire savoir ». Les réparations électriques quotidiennes sont des occasions de visiter le bateau de fond en comble, de rencontrer toutes les catégories qui travaillent à bord. Ainsi, les officiers, le commandant, les météos et les techniciens du service de navigation aérienne, l’infirmier, deviennent des relations, sinon amicales, toujours empreintes d’une parfaite courtoisie. C’est un moment privilégié de communication. Fier de mes fonctions réparatrices, comme le facteur apporte des nouvelles, pendant la période d’environ deux heures que dure ma tournée, moi, Nono, excusez du peu, j’apporte la lumière. Durant ce laps de temps, un petit air de croisière flotte dans mon travail quotidien. Une seule fois nous avons dû remplacer l’ampoule d’un cargo (gros projecteur) située dans la mâture arrière de France 2. Exercice tout à fait impressionnant qui nous a pris l’après midi entière, tant il a fallu à chaque instant assurer notre sécurité. Puis interviennent aussi les assistances spécifiques, suite à des appels parfois urgents des différents services.
Une semaine sur deux j’ai la charge de l’office des maîtres en partage avec mon camarade le novice pont. Pendant ce temps consacré au service de la table, je troque ma tenue de « technicien » contre celle de « maître d’hôtel ». Cette dernière fonction étant à mes yeux moins gratifiante en raison de l’indépendance dont je jouis dans le premier rôle.
L’après midi est souvent utilisée aux réparations à l’atelier. La soudure à l’étain pour réparer les fusibles devient ma spécialité. Souvent je perce des bouteilles de « Grand Marnier » dont l’esthétique est indiscutable pour en faire des lampes de chevet. Le calage de la bouteille, sa protection, le perçage avec de l’alcool camphré et le dosage subtil de la pression du forêt de la perceuse contre le verre et beaucoup de patience, s’ouvriront sur une admiration sans limite des camarades qui se chargeront d’y adjoindre une décoration adaptée, ou pire de m’adresser une réprobation soutenue si, par maladresse, au débouché du forêt, je la casse. Dans ce cas, il faudra attendre qu’une autre bouteille soit disponible. C’est un délai qui généralement n’est pas trop long… Les étagères de l’atelier d’électricité sont remplies de petits moteurs électriques de rechange, ou à remettre en état, d’ampoules et de fusibles de tous les modèles du bord. Je suis aussi le roi du trichloréthylène dont Pierre ne supporte pas cette odeur qui lui donne le mal de mer. Ainsi, grâce à ces insignifiants petits services de tous les instants, propres aux compétences que je développe, et à ma fonction, je trace mon sillon et deviens très vite celui dont les services deviennent incontournables.
En mer, si la houle se creuse, ou que le temps devient franchement mauvais, l’atelier d’électricité devient inconfortable. A l’avant, les mouvements du navire dans la houle sont infiniment plus amplifiés qu’à n’importe quel endroit. Quand les creux atteignent près de dix mètres, les violents coups de boutoir de la mer soulèvent les ancres qui retombent avec violence contre les écubiers de la coque dans un bruit de marteau pilon.
A ce stade de mauvais temps, il nous faut tout arrimer. Quand le navire monte à l’assaut de la montagne d’eau qui se dresse devant nous, les jambes nous rentrent dans le ventre, pour aussitôt en ressortir aussitôt, alors que le plancher se dérobe sous nos pieds. L’atterrissage au mouvement suivant est parfois brutal. Ainsi d’un instant à l’autre se succède, au gré des vagues et des creux, une énorme pression sur les membres inférieurs et une apesanteur déstabilisatrice. L’activité est alors réduite, l’essentiel de nos tâches consistent à durer entre deux tempêtes.