Fiche du témoin
Jean Le Meur
Le 18 novembre 1959, le petit Jean Le Meur quitte Paimpol et embarque comme novice pont sur France 1. Il a écrit sur ses campagnes à bord des textes pleins de poésie, de sensibilité et de délicatesse. Il est, depuis 2003, un fidèle des rendez-vous « Alors, Raconte » depuis 2003.
Navires
Quelques loisirs
Désormais, je joue au poker avec d’autres collègues, aux dames avec le cuisinier, et quand il s'agit de manoeuvre ou de peinture sur le pont ce sera avec d'autres matelots.
M. Texier, le cuisinier, est un grand, gros et bon bonhomme. Sa femme est toute petite, gentille, et de surcroît, ce qui ne gâche rien, jolie. Ils n'aiment pas, quand nous sommes au port, me voir sortir dans les nombreux bistrots du boulevard Émile Delmas. Des écluses au « Pavillon Bleu » où Lucette excelle dans l’art de l’amour ou supposé tel, jusqu’au haut de ce même boulevard, plus de trente bistrots à femmes sont prêts à nous accueillir. Aussi, pour éviter cette dérive coutumière des « frégatons » non Charentais et meubler nos longues soirées lorsque nous sommes au port, Madame Texier m'apprend à tricoter… Oui, à tricoter… seulement ! Mais que ce furent là des compagnons agréables ! Mon nouveau collègue de poker est chef mécanicien. C'est un homme jeune, enjoué avec une grosse moustache à la Brassens. Il m’initie avec talent à l'art de ce jeu de dupes, puis satisfait des progrès que je réalise, il me glisse à l'oreille avec son inénarrable accent du Midi : « Té, maintenant petit, maintenant tu sais jouer! je vais t'apprendre à tricher. » Une fois par point, généralement dans la troisième semaine, alors que les esprits s’aigrissent un peu, à la manière des séances itinérantes de cinéma dans les villages d'après-guerre, le lieutenant ou le radio sortent le vieux Debrie, appareil de cinéma de 16 mm pour nous projeter un classique du cinéma français. La projection se déroule dans la cafétéria, salle à manger de l'équipage. C'est en fait la seule pièce du navire ayant suffisamment de recul et pouvant accueillir 20 ou 30 personnes. On annonce pour ce soir un film « osé ». En conséquence, au grand regret de tous les membres d'équipage, « Nono va devoir rester dans sa cabine… » Progressivement on dévoile le titre : « Le blé en herbe » avec Edwige Feuillère. Je me sens bien quelque part comme une jeune pousse qui ne demande qu’à grandir et comprends que ce film pourrait être intéressant … suggestif. Mon éducation aux « choses de la vie » n'aura pas trouvé cette fois encore la réponse à mes questions bien qu'au dernier moment mes camarades m’aient laissé entrer.