Fiche du témoin

Yves Joncour

Yves Joncour est né en 1929 à La Rochelle de parents bretons. Sa mère était originaire de l’ile de Groix et son père de Tréboul.  Sa vie active débutera à 14 ans comme mousse sur le Jouet des flots pour terminer sa carrière sur le Fomalhaut qu’il commandera pendant 18 ans… A la retraite, il continue à s’intéresser à la pêche et écrira plusieurs textes et ouvrages en particulier  « Drames de mer 1939-1945 en Charente-Maritime ».

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Population maritime et vie quotidienne sur le port de la Rochelle

     Depuis fort longtemps la population maritime de La Rochelle est diversifiée : Rochelais et environs, Rétais, Sablais, Bretons. La majorité sera bretonne avec l’arrivée massive de cette population dans les années 1920/1925, moi-même étant issu de cette génération. Beaucoup d’entre nous ferons souche à La Rochelle. Dans les années 1939/1940 il y eut un apport de marins du Nord et de leurs familles (les Chtimis) : Fécampois, Dieppois, Boulonnais. Ceux-ci repartiront presque en totalité à la fin des hostilités. Les Bretons se logeront aux alentours du port et des bassins dans des logements parfois vétustes, mais aux loyers modestes. Ces familles bretonnes assez pauvres dans l’ensemble ne rechignent pas au travail. Presque tous se connaissent, parfois portent le même nom, aussi un surnom donné à la suite d’un travers identifiera l’individu et quelque fois sa descendance. Les marins des Côtes du Nord et Nord Finistère se partageront commerce, pêche au large, Terre Neuve. Ceux du Sud Finistère (Douarnenez, Audierne, Le Guilvinec) pratiqueront la pêche à la sardine l’été, le pétoncle, la palangre et le filet l’hiver. La langue bretonne sera utilisée plus couramment que la langue française et perdurera très longtemps. Entre 1945 et 1950, il existe des couples qui s’expriment plus couramment en breton qu’en français. Le Morbihan représentera le plus gros apport de ces marins bretons à La Rochelle avec pour vivier principal la région lorientaise, l’île de Groix, Etel, Le Bono, Sarzeau et le Golfe du Morbihan, la langue française sera la plus usitée par cette population vu la diversité de leurs dialectes.

Les marins du Sud Finistère seront appelés les « Chtous » suite à une déformation du juron Malloz Doue (Mallojtou) très familier aux marins du Sud Finistère (Ar Vag 1984).

Ceux de l’Ile de Groix (Groisillons) seront appelés les Greks suite à une consommation proverbiale de café par les femmes (la grecque étant une cafetière en métal émaillé), et d’après une statistique de 1913, l’Ile de Groix détenait le record de café en France avec 44 000 kilos par an. Cette population s’établira en nombre important dans les rues de la Chaîne, sur les Murs et St Jean du Pérot.  Il est très facile de passer d’une rue à l’autre, beaucoup de ces maisons ayant accès aux deux rues. Ce fond de quartier sera appelé le quartier grec (suite sans doute à une majorité d’habitants groisillons). Groisillons et Etelois seront les spécialistes de la pêche au thon sur des voiliers d’une vingtaine de mètres, l’hiver ces voiliers pratiqueront la pêche au chalut.

Il y a deux sortes de voiliers : la gazelle sablaise à un seul mât et le dundee avec un mât de tape cul supplémentaire situé à l’arrière du navire. Il serait plus exact d’employer le mot Dandy par rapport à dundee car il s’agit d’un gréement inventé en Angleterre il y a 50 ou 60 ans à une époque où les élégants étaient les dandies ; la signification en aurait dont été « gréement élégant à la mode ». (Le Yacht 28 Juillet 1900)

Entre 1907 et 1914 aucun quartier de l’Atlantique ne possèdera une flotille de pêche comparable à celle de Groix.

Les marins morbihannais sont tout aussi motivés. Souvent d’origine paysanne, ils pratiqueront la pêche au chalut ; d’abord sur les vapeurs de quatorze à seize hommes d’équipage pour des marées de quatorze à dix huit jours de mer, ensuite sur des chalutiers moteur à douze hommes d’équipage. Trois à quatre voiliers de Noirmoutier fréquentent le port. Ces bateaux sont immatriculés à La Rochelle, vendent le produit de leur pêche (crabe, araignée, langouste, homard). Ces caseyeurs s’avitaillent également à La Rochelle. Les équipages, essentiellement noirmoutrins (les Caniotes), se rendent dans leur île quand ils ne peuvent exercer leur métier en période de fort courant ou de tempête.

Les femmes de marins (femmes à chagrin… dit-on) portaient le costume traditionnel régional breton, réduit dans la semaine (parfois le seul port de la coiffe), superbe les dimanches, jours de fête ou bien à l’occasion d’une soirée au cinéma ou au théâtre et les enfants que nous étions, remplis de fierté à leurs bras. Port du costume également pour cause de drame de la mer ou convoi funéraire. La solidarité maritime toutes régions confondues n’était pas un vain mot, il n’était que de voir cette foule impressionnante assistant aux obsèques, les bateaux eux-mêmes portaient le deuil en ayant tous (au port) le pavillon en berne. Les premiers costumes à disparaître (peu nombreux) furent rétais et sablais. Les costumes bretons disparaîtront dans les années 1965/1970. La femme du marin est confrontée à de nombreux problèmes : absence prolongée du mari, éducation des enfants, maintenance d’un budget parfois précaire, drames de la mer auxquels nombreuses sont les familles touchées. Le marin choisit souvent sa compagne dans ce milieu pour les capacités qu’ont acquises ces femmes dans cette vie très spéciale.

 Ce n’est pas encore cette marée que je mettrai ma femme en chapeau…

     La pêche ne nourrissait pas tous les jours son homme. «Ce n’est pas encore cette marée que je mettrais ma femme en chapeau» disait-on, ce chapeau représentant l’inaccessible par rapport à la coiffe ; ce qui n’empêchait pas que bien des marins effectuaient leur labeur pour que leur femme puisse rester au foyer.

La femme dans les foyers les plus démunis était obligée de se pourvoir d’un travail complémentaire comme la couture, le repassage, le lavage, les ménages, le travail en usine, la vente dans les rues de la sans-sel (sardine fraîche très appréciée des Rochelais) ou d’autres poissons, le travail à temps partiel au gré des commandes dans des maisons de production régionale.  Pendant la guerre, la radio étant interdite sur les navires de pêche, la femme du marin vivra dans l’incertitude totale du sort de son mari ou des siens et, inquiète, suivra l’évolution des bateaux rentrant au port et rapportant parfois des nouvelles des marins retenus au large par leur métier. Elle saura avoir le meilleur accueil pour son mari abruti de fatigue, parfois plus préoccupé d’un repos immédiat que de partage de soucis communs et si celui-ci s’adonne à la boisson (mais heureusement il n’y a pas de généralités), elle supportera de pénibles conflits. Elle peut être brusquement concernée par quelque accident mortel ou naufrage, elle en devinera la réalité par la visite à son domicile de l’Administrateur de l’Inscription Maritime en uniforme (qui s’appellera par la suite Monsieur le Directeur des Affaires Maritimes) accompagné de l’armateur.

Ces drames de la mer font toujours partie de la réalité maritime. En mille neuf cent trente neuf, le deux février, une cérémonie religieuse fut ordonnée pour le naufrage du chalutier Thérèse, perdu corps et biens, à bord duquel se trouvaient sept hommes d’équipage. Le onze mars de la même année, le chalutier Vengeur était perdu corps et biens sur la côte Oléronaise. Les cinq cercueils de l’équipage furent débarqués au quartier Grec, à l’escalier situé au pied de la Tour de la Chaîne , et le cortège s’ébranla à pied par le cours Wilson et la rue du Palais jusqu’à la Cathédrale. En tête de cortège se tenaient les autorités maritimes et le Maire. Il y avait une foule immense que ne pût contenir l’enceinte de la Cathédrale, enfant de chœur j’ai participé à ce cortège et le souvenir m’en est toujours resté vivace.

La Thérèse perdue corps et bien en 1939.
La Thérèse perdue corps et bien en 1939.

 Le quartier grek

     Le quartier grec représente un ensemble de maisons vieillottes situées principalement autour de la place de la Chaîne. Il se compose de six à sept cafés, d’un abri du marin qui appartient à un particulier (Cdt Darde) armateur de deux ou trois chalutiers moteurs. Cet abri du marin en sa salle du rez-de-chaussée recevra des marins pour des réunions houleuses suivant l’état d’esprit du jour. Ce rez-de-chaussée constituera par la suite un établissement de boissons. Le premier étage servira à la formation de futurs marins, patrons de pêche et mécaniciens. Par la suite, cet abri du marin sera vendu et deviendra comme l’ensemble des cafés de ce secteur, un restaurant. Il y a encore en ce quartier une boutique de coiffeur, un atelier de menuiserie, une épicerie, une glacière, et comme point central une vespasienne rongée par la rouille dégoulinante et malodorante qui sera remplacée avantageusement par une ancre de miséricorde repêchée sur les côtes du Portugal.

Deux cafés étaient tenus par d’anciens marins Groisillons, Bobinec et Baron, le premier au numéro six, le deuxième au numéro quatre de la rue de la Chaîne, celui-ci a fait place depuis à un hôtel.

Ces deux cafés, disais-je, étaient conçus à peu près de façon semblable. On y trouvait en rentrant une grande salle de boissons qu’une cloison séparait en son fond pour laisser place à la cuisine, celle-ci donnant accès à une cour. Dans cette cour on découvrait un bac en ciment de forme rectangulaire d’environ trois mètres de long sur un mètre cinquante de profondeur.

Celui-ci servait à contenir les bains de sulfate de cuivre destinés à la protection des pièces à chalut et d’agrès en chanvre. Dans la cour de monsieur Bobinec, il existait un entrepôt dénommé l’épicerie et comme à Groix on y trouvait de tout servant à l’avitaillement, au gréement du navire et même de l’appât en fûts (rogue).

Au dessus de l’épicerie il y avait un local qui servait à la restauration des équipages. Ceux-ci de passage à La Rochelle y trouvaient un peu plus de confort qu’à bord de leurs voiliers. Ils fournissaient au cafetier poissons, pommes de terre et oignons, le tout prêt à cuire, et celui-ci leur assurait en plus de la cuisson pain et vin pour accompagner cette cotriade. Ces voiliers de passage débarquaient parfois du ravitaillement, voire du mobilier, pour leur exilés en ce lieu. On y trouvait des sacs de pommes de terre, du lard en charnier, du saindoux, et la denrée sans doute la plus appréciée, des Groisillonnes pendant le temps de guerre, de l’orge que l’on faisait griller dans la poêle et qui servait à remplacer ce fameux café hélas rationné. Familles de marins mais aussi de cultivateurs. Morue et Julienne salée et séchée, sardines et maquereaux en charnier, complétaient le stock de l’exilé pour les jours creux.

Ces cafés sont des endroits où l’on y trouve une certaine convivialité, le marin s’y sent un peu chez lui, il est écouté, peut lire, écrire, recevoir son courrier, se laver sans restriction à l’eau douce, parfois disposer d’une chambre, boire un dernier verre avant le départ à la mer pour se donner du courage. Les comptes de vente et frais de la marée sont établis devant tous et les salaires sont distribués à l’équipage réuni pour l’occasion. Une conversation commencée sur le quai se termine au café. Un embarquement peut s’y trouver ou s’y défaire. Les anciens marins retraités sont là aussi, à taper le carton autour d’une chopine ou d’une fillette de vin, prodiguent des conseils ou racontent leurs souvenirs aux jeunes. Tout cela sur fond d’accordéon (très prisé) qu’un joueur diffuse depuis un coin de la salle, parfois accompagné d’un chanteur à la voix quelque peu embrumée. Fatigue et boire produisent parfois en ces lieux des incidents où le poing prend l’avantage sur le verbe mais à ma connaissance sans gravité excessive, ce qui fait quand même fuir les abords du quai à une certaine classe rochelaise.

L’actuel bar-restaurant « Les Flots », situé en ce quartier, avait pour enseigne dans les années mil neuf cent vingt « Bar du Chêne Vert ». Chez Firmin Baron, la clientèle était à forte majorité finistérienne et il eut été bon d’en comprendre la langue, on se serait cru à Douarnenez même. Le pavillon Gwenha Du Flottant sur la Tour de la Chaîne n’aurait pas détonné.

 Le travail était roi tout autour du port…

     Le travail était roi tout autour du port. Le quartier grec était animé été comme hiver. Tous les commerçants du secteur participaient à la vie maritime. Le chantier, comme on l’appelait, ronronnait d’activités. Il n’était que d’entendre les maillets des calfats, le bruit des moteurs électriques, l’entraînement des poulies, l’enclume du forgeron. On assistait parfois au lancement d’un navire, pavillon français sur l’arrière et bouquet de fleurs sur l’avant. Pour la couleur il y avait des voiles étendues au sec ou pour cause de réparation, des filets sardiniers rouges et bleus des bateaux sur béquilles qui effectuaient une cure de rajeunissement. L’on y respirait l’odeur de rogue, d’essence, du bois, du brai, du filin. Il existait une grande camaraderie entre les ouvriers du chantier et les marins et beaucoup d’échanges de travail étaient réglés par petit rouge et godaille de poisson. Le port de pêche à cette époque n’était pas le phare de la bourgeoisie rochelaise. Du mois de mai au début d’octobre, se pratiquait la pêche à la sardine. Débarquement et vente étaient un spectacle à ne pas manquer. Il y avait là mareyeurs, groupe de femmes vendeuses (nommées les petites marchandes) et les marins. Enchères et distribution se faisaient au milieu d’un brouhaha teinté parfois d’une certaine verdeur de langage. Des charrettes à bras stationnées à côté de la tour de la Chaîne étaient louées pour l’occasion : transport de sardines, farine de tourteaux et autres marchandises touchant la pêche. Des charrettes rectangulaires et creuses servaient au transport de la glace sur les bateaux : une glacière installée au quartier (maintenant incorporée à l’agrandissement d’un café) broyait des pains de glace en les transformant en glaçons. La criée (aujourd’hui Maison de la Culture) était rue St Jean et les cafés situés en face travaillaient à plein avec la clientèle de mareyeurs et marins.

De cette façon les retraités étaient mêlés à la vie active, on les retrouvait sur les bancs du cours Wilson (cours des Dames), sur les quais, à la cale Caillon située au pied de la tour côté chantier. Les bateaux qui arrivaient de mer accostaient en cet endroit pour y débarquer certains agrès de travail ayant besoin de réparations, étant donné la proximité du chantier.

Se débarquait aussi en cet endroit « La Vie Chère » composée d’un ensemble de crustacés (crabes, araignées, coquilles St Jacques, homards, langoustes). Ces crustacés, pêchés par les chalutiers, étaient placés dans des viviers de bois, parfois dans des fûts, la surveillance y était constante car il y avait pas mal de mortalité. Ce produit de vente était réservé essentiellement aux marins, l’armateur n’y ayant aucun droit. Les acheteurs, principalement une famille de marins de Séné installée à La Rochelle et qui y a fait souche, et deux ou trois mareyeurs. Les retraités, après un petit coup de main, héritaient de quelques crabes ou araignées. Des bouches d’eau étaient placées en plusieurs endroits sur le quai et l’on voyait parfois des mousses (qui avaient charge de la cuisine) nettoyer poissons, seiches ou encornets par toute température. Les bittes, ou bolar, également autour du port, servaient aussi à jouer à saute mouton.

Dans les années 1955/1960, les marins, plus prospères qu’auparavant, acquerront une certaine aisance, voiture, maison construite assez loin du port. Le boire disparaîtra quelque peu, le progrès fera le reste et les retraités que nous sommes sont un peu déboussolés par la perte de nos … amarres. Sur les quais nous ne trouvons plus que loisirs et farniente…

 

Un texte d’Yves Joncour

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