Emile Vinet, ingénieur d’armement chez Oscar Dahl (Rédigé par Emile Vinet, à partir d'un texte d'Yves Gaubert)
Une jeunesse parisienne
De père vendéen et de mère originaire du Berry, Emile Vinet est né en 1916 à Puy de Serre en Vendée, pays de mines de charbon. Son père travaille à Paris dans les chemins de fer et initie son fils à la culture, à la musique, au théâtre. Avec ce père, d'une insatiable curiosité, la vie parisienne était un véritable feu d'artifice. Emile suit les cours des Arts et Métiers et devient ingénieur. Il commence sa carrière à l’Observatoire du pic du Midi et côtoie des scientifiques comme Bernard Lyot, inventeur du coronographe, Leprince-Ringuet et Alfred Kastler. En 1937, à 21 ans, il fait son service militaire pour deux ans. « J’ai été incorporé au moment de la déclaration de guerre en 39, j’ai participé à la campagne de France et j’ai été fait prisonnier à Lille par les troupes de Rommel. C’était une débandade effroyable. Je suis resté prisonnier jusqu’à la fin de la guerre. La captivité a été très difficile au début. A l’été 40, j’étais dans les commandos de travail pour l’agriculture. L’hiver 40-41 a été très dur avec des températures de – 25 à – 30° dans les grands camps centralisés nommés "Stalag" : poux, puces, punaises, faim épouvantable. Mais au printemps 41, ma situation a changé. J’ai été repéré comme ingénieur et je me suis retrouvé employé au bureau de dessin de Mercedes-Benz dans la banlieue de Berlin. Je suis resté 4 ans dans ce bureau d’études, ce qui m’a permis d’apprendre l’allemand et de vivre dans de meilleures conditions. Tout le monde, dans une "firme modèle national socialiste", y était ouvertement anti-nazi et s'y saluait par un presque provocateur "guten Tag", au lieu de l'officiel "Heil Hitler".»
Les Pêcheries de l'Atlantique : l'armement Dahl
Emile Vinet libéré par les Russes ne rentre en France qu’en juin 1945. A, sa retraite, son père s’est installé à Fontenay-le-Comte. Sa passion pour la montagne l'aurait incité à chercher du travail chez Turboméca qui fabrique des turbines d'hélicoptères à Bordes, dans les Pyrénées-Atlantiques. Il en fut autrement. « J’avais un cousin à La Rochelle, Me Lavergne, avocat d’affaires, qui était en relation avec Oscar Dahl. Dans le contexte d’après-guerre, l’entreprise tournait au ralenti. L’ingénieur d’armement, avant la guerre, était un Anglais, William Black. Au déclenchement des hostilités, il était rentré en Angleterre où il est mort. Il avait été remplacé par Alexandre Cousin, un ancien ingénieur de la Royale qui avait travaillé dans des ateliers d’armement de pêche à Boulogne, notamment la SICER (Société industrielle de constructions et réparation). C’était l’homme de la situation, très humaniste et proche du personnel. Mais le travail à effectuer était considérable pour remettre en état des bateaux de pêche qui avaient été transformés en patrouilleurs ou dragueurs de mines, Et il fallait lancer la construction de nouveaux bateaux. Alexandre Cousin avait 69 ans et avait besoin d’un adjoint. Je ne connaissais rien à la marine, mais il y avait l'attrait de La Rochelle. L’armement était en pleine effervescence pour la relance de sa flotte, un travail passionnant. Je me suis décidé. Dès mon entrée en fonction, Alexandre Cousin embauchait Monsieur Lebailly, avec la fonction d'ingénieur adjoint.»
Le jeune ingénieur entre donc dans l’armement Dahl et rejoint les ateliers du Gabut qui lui paraissent bien désuets à côté des installations modernes de Mercedes Benz.
Oscar Dahl, un personnage hors du commun
« En 1945, à 75 ans, Oscar Dahl était encore un homme d’apparence jeune, d’une stature imposante, portant avec la même aisance le costume de ville et, avec un naturel de grand seigneur, la tenue de cérémonie… avec l’indispensable haut-de-forme. Il s’exprimait longuement sans lasser son auditoire dans le français le plus riche et le plus rigoureux, d’une voix grave et avec un infime accent…bourguignon. »
La maison Dahl était installée dans une grande maison, dans de très beaux bureaux, 29 quai Valin, à côté du phare. Il y avait un grand escalier d’honneur, des tapis, des tentures, des tableaux de maître. « On l’appelait le grand bureau. » L’emblème de l’armement était le trèfle à 4 feuilles rouges, peint sur les cheminés des bateaux, en souvenir du trèfle irlandais, et de l'origine de la construction de la plupart des bateaux.
Oscar Dahl était un homme respecté par son personnel et très conscient de son rôle et de ses devoirs de patron. « Chez Dahl, les salaires étaient généralement modestes, mais complétés par de multiples avantages indirects… Pendant les années de disette qui suivirent la guerre, la pléthore du poisson débarqué permettait d’importantes et régulières distributions gratuites au personnel des ateliers. Le dimanche, regroupé dans l’amicale « L’Atlantique », le personnel pouvait partir en balade dans les camions de l’entreprise ou embarquer pour un tour en mer sur l’Eole, le voilier à moteur auxiliaire qui avait servi aux essais du chalut Vigneron-Dahl. » Pionnier, Oscar Dahl avait installé des émetteurs radio sur ses chalutiers dès 1920, essayé la congélation à bord en 1928 et mis au point le chalut à panneaux, dit chalut Vigneron-Dahl en 1922 avec l’ingénieur Jean-Baptiste Vigneron (William Black avait participé à cette aventure).
Le fils d’Oscar Dahl était un puits de science mais ne s’intéressait guère à l’armement. Son père arrivé à 25 ans et sans le sou à La Rochelle avait épousé Marguerite Billotte, la petite fille d’Eugène Fromentin et fille du secrétaire général de la Banque de France, en 1897. En 1895, lui et son frère Harald avaient quitté la Norvège. Ils avaient tous deux fait fortune, l’un en France, l’autre en Angleterre. Oscar Dahl s’était illustré dans l’incendie du Bazard de la Charité à Paris.
Tout de suite dans le bain
Il y avait deux activités à assurer, les réparations et les constructions. « Au début, j’en ai bavé. J’avais 30 ans et on ne me faisait pas de cadeau. Par chance, je suis allé en mer voir comment se passaient les marées à bord des bateaux et je n’avais pas le mal de mer. Du coup, les marins et les ouvriers m’ont respecté. Le tout premier bateau que j’ai vu en arrivant a été La Banche. Il était en cours de remise en service et un gars de la maison Rateau livrait du vin avec une charrette. Un bateau à vapeur était en finition, le Chanchardon. La vapeur a duré encore deux ou trois ans avec des bateaux de remplacement de la dernière guerre. Il a fallu tous les remettre en état, refaire les timoneries, remplacer des tôles et construire des bateaux neufs. »
Le programme de reconstruction
Pendant la guerre, le Comptoir de la reconstruction de la pêche avait étudié des bateaux en acier, en accord avec les ministères et les armateurs, des bateaux de plusieurs types différents suivant le genre de pêche. Un programme de bateaux normalisés avait été mis sur pied avec des types bien définis. Il y avait les 42 mètres Corporation qui faisaient 42 mètres de la flottaison à l’avant à la mèche du gouvernail (longueur entre perpendiculaires). En réalité, ils mesuraient environ 48 mètres hors tout. Il y avait aussi les 26-28 mètres et les 32 mètres. Les J 3 étaient des bateaux de 25 à 28 mètres, normalisés ou construits individuellement. Le terme J 3 faisait allusion aux jeunes gens qui traînaient dans les rues (en un autre temps, on aurait dit les zazous).
Les chalutiers pêchaient dans le golfe de Gascogne, sur la Grande Sole, à l’entrée de la Manche, en mer d’Irlande, sur les côtes d’Espagne (Cantabrique), au large du Portugal jusqu’au Cap Saint Vincent et même en mer du Nord.
« Sur les grands chalutiers à vapeur et à moteur, modernes, l’équipage était de 15 hommes. Il y avait un opérateur radio, un cuisinier… Dahl a été un promoteur de l’installation de la radio sur les chalutiers, d’abord en morse puis en phonie. Quand le bateau était en pêche, c’était tout le monde sur le pont, une vie intenable. Pendant 15 jours, les marins dormaient 10 minutes par ci, par là. Les armateurs avaient des règles pour la rémunération. C’était le paiement à la part, tant de parts pour l’armateur, le patron, l’équipage… Les patrons étaient des gens exceptionnels. Ils avaient leurs cartes de pêche secrètes. Les meilleurs patrons, les armateurs se les arrachaient à prix d'or. A Boulogne, ils étaient payés comme de grands artistes de cinéma. Vincent Jego a été un des derniers grands patrons. Il a commandé l’Antioche et le Chassiron. Joseph Camenen a été un autre grand patron.
Les armateurs pensaient que la manne durerait longtemps. Ils se sont mis à faire construire : « Vous avez tant de bateaux, il faut les renouveler tous les deux ou trois ans. » On ne pensait pas que le poisson finirait par manquer. Dahl avait aussi des bateaux en gérance qui venaient d’Arcachon, Les Pêcheries de l’Océan. Mais cet armement a périclité vers les années 55-60.
Un armement intégré, de la production à la commercialisation
70 ouvriers travaillaient à l’atelier Dahl au Gabut. Ils assuraient les réparations et la maintenance de 12 bateaux, et 4 ou 5 étaient en construction. L’armement avait aussi une activité de mareyage et des comptoirs dans toute la France, Les Pêcheries de l’Atlantique. Une "glacière" fournissait 120 tonnes de glace par jour. Le service de transport disposait de 30 camions pour les livraisons de glace, de charbon. Le poisson était débarqué par un transporteur automatique depuis le pont du bateau. L’entreprise avait aussi une scierie et une fabrique de caisses à poisson, un atelier de montage des chaluts. Toute l’activité était intégrée.
Juste après la guerre, les fonds n’avaient pas été pêchés depuis 6 ans. Le poisson était abondant et il n’était pas rare de ramener 15 tonnes de merlu d’un seul coup de chalut, et du gros merlu. Il n’y avait pas de merluchon à cette époque-là. Il arrivait que les bateaux reviennent avec 72 tonnes dans les cales, dont 50 tonnes de merlu, du merlu d’un mètre. A l'issue d'une marée qu'Emile Vinet avait accompagné le Chanchardon avait débarqué à l'Encan, à La Rochelle, 55 tonnes dont 30 tonnes de merlu.
Les quirats : des profits et des risques
« Les armateurs ont gagné beaucoup d’argent. Cela a incité des gens qui voulaient s’enrichir à investir dans la pêche grâce au système des quirats. Dans les armements quirataires, les gens s’engageaient sur leurs biens personnels. Ce système a permis de draguer des capitaux qui cherchaient à se camoufler après la guerre. L’armement Frédérique ramassait de l’argent pour créer des sociétés de pêche et promettait 24 % de dividendes exonérés d’impôts (En réalité, l’exonération ne fonctionnait que si les dividendes étaient réinvestis dans la pêche). Mais c’est une activité très aléatoire où les investisseurs paient leurs impôts comme tout le monde et où on n’est pas toujours sûr de récupérer ses billes. Frédérique s’est enfui au Mexique… »
Une fin de carrière chez Poyaud
« J’ai quitté l’armement Dahl en 1969 pour entrer chez Poyaud à Surgères. Pendant des années, j'avais acheté des moteurs Poyaud comme moteurs auxiliaires pour équiper des bateaux neufs ou en rééquiper d'anciens. 300 personnes travaillaient dans l’entreprise quand j'y suis rentré et 600 quand je l’ai quittée pour prendre ma retraite. Les moteurs s’appelaient Poyaud, du nom du constructeur initial de moteurs agricoles, mais le nom de l'entreprise était la Société alsacienne de construction mécanique (SACM). Des ingénieurs. avaient mis au point un type de moteurs modernes. La Société GROSSOL, du nom des deux ingénieurs Grosshaus et Ollier, les concevait. Les moteurs les plus puissants étaient étudiés par la SACM et ceux pour petits bateaux ou auxiliaires par la SSCM à Surgères »
Emile Vinet s’occupait, entre autres, du calcul des hélices. Les 42 mètres avaient une puissance insuffisante. Les moteurs à deux temps tournaient trop lentement et s’encrassaient. « On a recalculé les hélices pour tous les bateaux. On a fait tourner les moteurs plus vite, de 250 à 350 tours/minute. Ils sont passés de 750 à 950 chevaux et ensuite ils pêchaient mieux. »
(Rédigé par Emile Vinet, à partir d'un texte d'Yves Gaubert)