Le Manuel-Joël : Un chalutier classique en bois - par Yves Gaubert
Début 1992, une nouvelle unité rejoint le Musée Maritime de La Rochelle. Le Manuel-Joël, un chalutier classique en bois de 19,20 m vient enrichir son patrimoine. Ceci a été rendu possible par la volonté d’Henri Teillet, son patron et propriétaire et grâce au « plan pêche » dont le but est de réduire le nombre de bateaux de pêche français pour répondre aux injonctions de la Communauté Européenne. Proche de la retraite, le patron du Manuel-Joël, a voulu profiter des incitations financières à la sortie de flotte pour cesser son activité. Mais il répugnait de voir son bateau détruit, car le bénéfice des subventions les plus importantes était lié à la destruction.
Heureusement, l’administration consciente de la nécessité de sauvegarder le patrimoine maritime a assimilé à la démolition la cession d’un navire à un musée à condition de le rendre incapable de prendre la mer. C’est donc le cas de figure qui a été choisi. Il a permis à Henri Teillet de toucher la plus forte subvention liée à la sortie de flotte de son bateau et au Musée Maritime de récupérer le dernier chalutier de pêche sur le coté du port de La Rochelle.
Rendu inapte à la navigation
Patrick Schnepp s’est donc engagé a rendre inapte à la navigation le Manuel-Joël, une fois en sa possession. « Légalement la non délivrance d’un titre de navigation suffit à rendre un navire inapte à la navigation. Au nom du Musée Maritime de La Rochelle, j’accepte donc que ce navire rejoigne nos collections dans ce cadre juridique et m’engage à ce que ce navire soit rendu inapte à la navigation. Le navire n’étant plus alors juridiquement qu’un meuble, il apparaît aussi indispensable que cet objet mobilier ne puisse être éventuellement cédé qu’à un musée et je m’y engage. De plus pour éviter qu’à la suite d’une inadvertance quelconque le navire ne puisse se déplacer par ses propres moyens, je m’engage aussi à désaccoupler le moteur de l’inverseur et à démonter les pièces de liaisons ».
Mais avant cette période qui a transformé le Manuel-Joël, en pièce de musée, Henri Teillet a voulu effectuer une dernière marée symbolique fin décembre pour montrer à ses amis du Musée Maritime comment se déroule la pêche sur un chalutier classique. Ce jour là le temps était couvert, le vent d’ouest levait un clapot qui faisait rouler le chalutier, pas idéal pour photographier et filmer, mais le marin ne choisit pas son temps. Le patron avait embarqué avec lui Manuel, son frère, qui a pratiqué la pêche pendant quelques années, Claude, un ami retraité, Jean-Pierre du Notre Dame des Flots. Quatre hommes pour la manœuvre du chalut, c’est avec cet effectif que le Manuel-Joël, naviguait habituellement depuis quelques années.
Chalutier à pêche latérale
Suivi du canot de sauvetage du Musée, le Capitaine de Frégate Le Verger, piloté par Patrick Schnepp, le chalutier a gagné le milieu du pertuis pour mettre en pêche. Le chalut étalé sur la lisse a tribord a été largué pendant que le double treuil situé en avant de la passerelle faisait filer les funes jusqu’à la fixation des panneaux. Capelés sur les deux potences avant et arrière, les deux lourdes pièces de bois et de métal plongeaient à leur tour tandis que les treuils libéraient la longueur de funes nécessaire. Le câble de l’avant était alors rapproché du portique arrière et passé dans une poulie ouvrante. Le Manuel-Joël, pouvait remorquer le chalut.
Pour cette simple démonstration quelques minutes suffisaient. La manœuvre inverse était plus compliquée car il est plus difficile de virer le chalut que de le larguer. Des aussières enroulées sur les poupées du treuil permettaient de remonter les ailes du chalut jusqu'à ce que la poche affleure la surface. A l’aide d’un palan dont la poulie est en tête de mât, la poche était ensuite hissée sur le pont. Mais au lieu d’une palanquée de poisson, elle était surtout pleine de crépidules et de cailloux, avec quelques soles, des tacauds, des étrilles. Le poids de la poche allié au roulis interdisait de la lever plus haut pour l’ouvrir. Il fallu donc pratiquer cette ouverture au couteau pour la vider de son contenu.
Construit en 1954 par l’Union Sablaise
Il y eut de quoi remplir une manne de poisson. Le reste fut rejeté à la mer et tandis que le pont était nettoyé, le Manuel Joël avait mis cap sur les deux tours. Ainsi s’achevait une longue carrière commencée en 1954 quand Camille Teillet, le père d’Henri et de Manuel, avait lancé ce chalutier en bois. Car il était constructeur naval, gérant de l’Union Sablaise, un chantier situé devant les remparts du vieux port, près de la Tour de la Lanterne. Ce chalutier de 19,20 m partait pour sa première marée le 8 décembre 1954, armé par Adolphe Taraud, dit Charlot qui était en association à 50% avec le chantier. Henri Teillet embarquait comme mousse. Il aura donc suivi le bateau de son neuvage à son dernier coup de chalut.
Jusqu’en 1979, Manuel-Joël pratiquera la pêche au large dans le Golfe de Gascogne améliorant peut à peu ses équipements et notamment la motorisation. De 135 ch (un Wurmar), le moteur passera à 170 ch (un Poyaud) en 1958, 240 ch (un Baudouin) en 1979. Ce dernier moteur est toujours en service. L’équipement de pont sera lui aussi amélioré : un treuil plus puissant, un portique à l’arrière. Il changera aussi d’armateur, Jean Ferrand le rachète en 1964 à l’Union Sablaise, puis en 1969 Henri Teillet, qui a eu le temps de rouler sa bosse sur d’autres chalutiers, embarque à nouveau et rachète le Manuel-Joël, le 27 octobre 1969.
37 ans de navigation
Après 10 ans de pêche au large, le patron passe à la navigation côtière, c'est-à-dire des marées de 96 heures au large des pertuis charentais. Les pêches privilégiées sont les poissons de fond, soles et merluchons, la langoustine, la seiche. Les courtes marées sont un avantage, le poisson arrive très frais. De plus il est trié à bord et disposé dans des caisses en plastique où il ne risque pas de s’abîmer comme dans le stockage en vrac. Au débarquement Henri Teillet ne passe pas en criée mais vend directement à un mareyeur, un arrangement qui lui convient, son poisson étant acheté au cours du jour.
En 37 ans de navigation, le Manuel-Joël, connaîtra quelques coups durs, en particulier dans le mauvais temps. Il aura l’occasion de participer au sauvetage de collègues en perdition dans la tempête. Le 8 décembre 1973, par mer très forte et vent de force 8 à 9, le chalutier était à la cape au large de l’entrée de la Gironde, quand Henri Teillet se dirige sur un chalutier en difficulté, le Galatée, un bateau sablais. Une heure et demie après, il est sur les lieux, les marins du bateau sablais n’arrivent plus à étaler la voie d’eau.
Le sauvetage du Galatée
Un va et vient est installé entre les deux chalutiers tandis que les hommes du Galatée préparent le Bombard et enfilent leur brassière de sauvetage. L’équipage évacue pour aller se réfugier sur le Manuel Joël. Quand le canot de sauvetage de Port Bloc, le Commandant Gaudin, arrive sur les lieux, son patron ne peut que constater l’enfoncement du Galatée. Toute tentative de secours serait trop dangereuse, il n’y a plus rien à faire. Le canot fait demi tour tandis que le Manuel Joël reste sur zone jusqu’à ce que le Galatée coule par l’arrière. Estimant qu’aucune épave ne reste en surface, il rentre à La Rochelle.
Une autre fois dans une tempête au large de Chassiron, un autre chalutier, le Jean Nicole a sa passerelle arrachée par un coup de mer. Le Carroussel, un bateau rochelais de 17 m, construit par l’Union Sablaise et commandé par Robert Chaillé le prend en remorque. Le Manuel-Joël, n’est pas très loin de là et s’approche pour prêter main forte. L’eau entre à flots par le trou de la passerelle arrachée. On se rend compte qu’il va falloir évacuer le Jean Nicole. « Nous leur avons passé notre radeau de sauvetage, raconte Henri Teillet, le leur était parti avec la passerelle ». Les hommes sont récupérés par le Caroussel et le chalutier blessé, coule, un sauvetage dramatique qui s’est déroulé en pleine nuit.
Le temps de souvenirs
D’autres auront moins de chance. L’Oeuvre, le premier chalutier de Bernard Mancell, s’est perdu corps et biens : « J’ai été le dernier à embarquer sur l’Oeuvre avant son départ. Nous avons doublé Chassiron ensemble, le mauvais temps s’est levé. C’est à ce moment là que l’Oeuvre a coulé, il était peut être à dix millles de nous ».
Des souvenirs dramatiques ou gais, Henri Teillet en a fait provision pendant 37 ans de navigation. Il hésite à évoquer ses bons coups, quand il prenait au bar par 40 m de fond au large de Montalivet avec un vent de secteur sud-est et le courant favorable.
Et les nombreux matelots qui sont passés à bord, tous affublés d’un sobriquet : la Trouille, le Grand Rouquin, Bouboule et bien d’autres, il faudrait beaucoup de place pour raconter l’histoire de tous ces marins.
Le Manuel-Joël, est maintenant sagement amarré le long du quai. Après des décennies de navigation, les bonnes pêches et les coups de tabac, voici le temps de la mémoire et des souvenirs. Le vieux chalutier reste pour porter témoignage d’une période de la pêche rochelaise et aider les générations futures à comprendre comment on pratiquait le métier sur ces solides balles en bois. Un grand merci à Henri Teillet.
Yves Gaubert
FICHE TECHNIQUE DU MANUEL JOEL
Longueur hors tout : 19,20 m
Longueur entre perpendiculaires : 17,13 m
Largeur : 5,85 m
Jauge brute : 47,29 tx
Tirant d’eau arrière : 3 m
Arrière norvégien, coque chêne, pont en iroko
Le navire comprend quatre parties : un magasin, une cale à poissons d’un capacité de 20 T, la machine et un poste d’équipage à l’arrière avec six couchettes.