Eugène Thomas : la carrière d’un marin
Un texte d'Yves Gaubert
Eugène Thomas a embarqué pour la première fois à la pêche à 13,5 ans en 1948, comme mousse, sur le Jean-Paul (15,30 mètres), un petit chalutier des Sables d’Olonne, port dont il est originaire (il y est né le 7 décembre 1934, d’une famille venant de Groix). Il passe sur différents bateaux. Sur le Progrès (17,50 mètres), il est novice. Sur le Leclerc de Hautecloque, en janvier 53, il est devenu matelot, car entre temps, il a réussi son certificat d’études. Il navigue ensuite sur le Bonne Espérance et l’Etoile de Mars.
En décembre 1953, il décroche son brevet de patron de pêche qu’il est allé passer à Nantes. En 1955, il part au service militaire dans la Marine : « C’était l’époque de la guerre d’Algérie. Je devais partir 15 mois, j’y suis resté 28 mois. Je suis d’abord allé au centre de formation d’Hourtin dans les Landes puis à l’école des timoniers à Toulon, au cap Brun. J’ai embarqué sur le Bouvet, un escorteur d’escadre, T 47, comme matelot timonier. J’ai participé à bord à l’expédition de Port Saïd en 1956. Nous sommes arrivés à Haïfa au début des hostilités entre Israël et l’Egypte. Puis nous avons débarqué à Port Fouad. Mais nous n’avons participé à aucune action. »
A son retour en France, Eugène Thomas embarque comme matelot sur le Capitaine Quemerais, cette fois-ci à La Rochelle. C’est un chalutier à moteur diesel de 33 mètres, de l’armement Hédant. Il y reste un an jusqu’en mai 1958. Il passe alors sur le Rafale, un J 3 de 35 mètres, de l’armement Robert Sanquer. « A cette époque, on pêchait le merlu et la dorade. Le chalut était ramené sur le côté et on le remontait à la main, bateau stoppé. Comme le merlu arrivait des profondeurs, la décompression gonflait sa vessie natatoire et le chalut flottait. Des hommes montaient sur le boudin pour passer des amarres et faciliter la remontée du chalut. Quand c’était de la dorade, le chalut remontait aussi mais recoulait assez vite. »
Les J 3 ne sont pas équipés d’enrouleurs de chalut et l’obligation de remonter le chalut à la main fait classer les marins comme travailleurs de force. Des tiges métalliques dépassent de la lisse et les marins y accrochent les mailles au fur et à mesure de la remontée du chalut.
Le 19 septembre 1958, le marin embarque sur l’Equipe : « A l’époque, j’habitais encore Les Sables, alors je préférais passer sur les bateaux à salaire minimum où on était payé au mois, avec, en plus, un pourcentage sur la pêche. Une fois le chalutier au port, ce sont des dockers qui déglaçaient et je pouvais rentrer tout de suite chez moi. Sur les bateaux à la part, comme Le Rafale ou le Capitaine Quemerais, il n’y a pas de salaire fixe. Le gain de la marée est partagé selon le nombre de parts dévolues à chacun. Sur ces chalutiers, l’équipage devait faire le déglaçage, ce qui obligeait à rester plus longtemps sur place. La nourriture à bord et la boisson étaient défalquées de notre paie. Mais nous avions la godaille, soit 2 kg de poisson par jour de pêche et par homme d’équipage. Au bout de quinze jours de pêche, cela représentait 30 kg de poisson par tête de pipe. Pour tout l’équipage, c’était 450 kg de merlu triage. La godaille était vendue et son montant était rajouté à la feuille de paie. Car la godaille était un avantage en nature, soumis à l’impôt. On avait aussi une prime de nourriture, la gamelle. S’il y avait du bénéfice, le liquide qui restait était distribué. »
A l’époque, les marins travaillent sans gants et attrapent souvent des panaris qui peuvent dégénérer en phlegmon. Ils se blessent, en particulier, sur les « gendarmes », ces fils d’acier qui se détachent des câbles. Quand des gants de caoutchouc de meilleure qualité et moins épais sont arrivés, les marins ont commencé à en mettre, mais avec une certaine réticence pour ne pas passer pour des mauviettes. «Dès que le chalut était remonté d’un côté, on mettait à l’eau le chalut de l’autre bord. Et on commençait à trier le poisson. Le merlu et le merluchon étaient mis dans des paniers, la chaudrée (raies, lottes, roussettes, etc.) dans le parc. Souvent, dès la fin du tri, il fallait se mettre à la réparation du filet et déjà le chalut de l’autre bord était viré. »
Les bateaux partent pour des marées de quinze jours. A la mi-marée, l’armateur est appelé pour le tenir au courant des captures puis avant de rentrer, la pêche est annoncée. « Le bateau connaissait son tour de vente avant d’arriver. On travaillait dans le golfe de Gascogne, sur la côte espagnole, au large du Portugal mais aussi au Nord, la grande sole (nom d’une zone de pêche), le Sud Irlande. La dorade qu’on débarquait alors, on l’appelait la dorade rochelaise. On ne la voit plus. »
Sur les chalutiers industriels sur lesquels embarque Eugène Thomas, l’équipage est de quinze hommes : quatre mécaniciens, dont un OM3 (officier mécanicien de troisième classe) et deux graisseurs, un cuistot, un bosco second de pont ou maître d’équipage, un TSF, le patron plus les matelots, novices et mousses.
« Quand on pêchait près des côtes d’Espagne, il nous arrivait de prendre à bord des pêcheurs espagnols qui récupéraient le chinchard dont nous ne voulions pas. Ce qui fait, que ses pêcheurs artisans qui naviguaient sur des petits bateaux débarquaient plus de chinchards que les gros bateaux de pêche espagnols ! »
En avril 1960, Eugène Thomas prend son premier commandement comme patron sur l’Equipe. Il n’y reste pas longtemps puisqu’il fait ensuite deux marées comme patron sur le Maria Christina, 36 mètres, de l’armement Frédéric. En septembre, il passe sur Les Baleines, un 42 mètres Corporation de l’armement Dahl. C’est un bateau construit en dommage de guerre qui navigue à Boulogne et qu’Eugène Thomas ramène à Boulogne en avril 1961.
A cette époque, les marins passent facilement d’un armement à l’autre. Eugène Thomas navigue sur le Saint Patrick, autre 42 mètres Corporation, d’avril 61 à mars 62, puis il fait une marée comme second sur l’Hourtin II de l’armement Dahl. Il passe ensuite sur le Varne (26 mètres), un J 3 de l’armement Auger, de mai à septembre 62.
D’octobre 62 à février 63, il fait un embarquement au commerce sur le Rollon, un Empire, équivalent britannique des Liberty Ships, équipé d’une machine de 2 500 chevaux. Il effectue le rapatriement de matériel militaire français d’Algérie. Il revient à l’Equipe en 1963, est sur le Pavois en 1964, retour ensuite à l’Equipe. En 1966, il est sur le Côte d’Azur, rebaptisé ensuite le Côte d’Ivoire.
Fin 66, il part en Mauritanie sur le Tiris Zemmour, un pêche arrière, pour des armements de La Rochelle qui tentent de relancer la pêche. Ces entreprises ont créé la société Sopesud avec l’idée de pêcher sur les côtes de Mauritanie, de confier la pêche à un cargo qui vient la débarquer à La Rochelle pour la vendre en criée. « L’armateur Guelfi conseillait cette entreprise pour la constitution d’une société mauritanienne de pêche (Somap). Mais le caboteur affrété pour ramener la pêche est arrivé à La Rochelle avec du poisson en mauvais état, mal conservé. Son installation frigorifique fonctionnait mal. L’essai a été loupé. On a recommencé l’opération avec le Tiris Zemmour et l’Adrien Pla, cette fois dans de bonnes conditions. On l’a fait pendant plusieurs mois, mais la société s’est cassé la figure fin 68. » Le patron passe alors sur le Groupe Lorraine, un 18 mètres en bois construit chez Bénéteau, pour la pêche à la crevette au large de Dakar. Le bateau est géré par l’armement Horassius et appartient à M. Robin qui a été aviateur dans le groupe Lorraine avec le fameux Clostermann.
Eugène Thomas navigue ensuite sur La Joconde pendant un an. C’est un 25 mètres en bois construit aux Sables qui appartient à l’armement Robic et Corlay. Il est ensuite vendu à l’armement José Celton et Herriot, des Sables. Il pêche dans le Sud Irlande et débarque dans le port vendéen. Eugène Thomas passe sur différents chalutiers, le Roussillon pour une marée, le Sinbad (sardinier de 38 mètres) au Maroc, le Touraine, l’Oriane, le Chipeau, le Tourmalet, le Térékie, trois marées sur l’Angoumois comme second, pour des remplacements.
En 72, il passe son brevet de capitaine de pêche. Et curieusement, en octobre de cette année-là, il part au commerce sur le Carolia, un charbonnier de l’Union navale, armement créé par les importateurs de charbon. Il bourlingue pour cette compagnie en Pologne, URSS, USA, Lituanie…
En 1973, le CNRS cherche un capitaine de pêche pour naviguer sur la Catherine Laurence, un vieux chalutier, en Méditerranée. Eugène Thomas embarque comme lieutenant puis comme capitaine jusqu’en avril 74. En 76, il passe son brevet de chef de quart et navigue désormais en 13ème catégorie. Il continue à naviguer au commerce et fait des remplacements à la pêche pour des patrons qui vont passer leur diplôme.
Il retrouve le CNRS de janvier 79 à octobre 80 à bord du Gwalarn à Brest puis sur le Côte d’Aquitaine sur lequel il reste jusqu’à sa retraite à 53 ans, le 31 décembre 1987.
Eugène Thomas prend alors une année sabbatique avant d’être repris par le démon de la navigation. Pour le compte d’Yves Thomas, courtier maritime à La Rochelle, il effectue de nombreux convoyages de bateaux de pêche entre la France et l’Afrique. Il est réinscrit à la marine de 1992 à 1998, année où il arrête définitivement de naviguer.
Son dernier embarquement s’effectue sur l’Etel, un chalutier de 34 mètres à relevage arrière, désarmé et saisi à Abidjan. Le bateau est pillé. Il sort discrètement du port le premier de l’an 1995, pour aller faire du fuel au large auprès d’un tanker. Une fois hors de vue des côtes, l’équipage s’apprête à manger des huîtres amenées de France pour fêter la nouvelle année quand il s’aperçoit que le cuisinier africain a commencé à les faire cuire. Le chalutier fait une escale à Dakar pour embarquer le matériel qui lui manque et le convoyage se termine sans encombre. Une vie de marin bien remplie.
Yves Gaubert